Alors inconnue, une jeune fille va recevoir l'opportunité d'une vie. Chanter un duo avec Jean-Jacques Goldman, numéro 1 des années 80. Une success-story qui révèle surtout une vie privée douloureuse, et un crime trop souvent oublié. Réhabilitation de l'ange singhalais.
Amis du soir, bonsoir,
Dans la vie, il est de ces moments que l’on ne pourra jamais oublier. Des moments qui nous marquent au fer rouge et qui déterminent le reste de notre vie. C’est le cas de Jean-Jacques Goldman. On peut remarquer quelque chose de singulier chez la personnalité préférée des français, en particulier lors de ses concerts.
Lorsqu’il interprète “Là-bas”, grand classique de sa discographie, seul le public chante la majeure partie de la chanson. Les reprises sont multiples, mais personne d’autre n’est autorisé à l’interpréter sur scène avec lui. Sauf une artiste. Céline Dion, notamment lors de ce live mémorable aux Enfoirés de 1994.
Pourquoi une telle intransigeance de sa part ? Si vous avez grandi dans les années 80, vous en connaissez les raisons. Sinon, cela est due à son duo, la jeune Sirima, assassinée le 7 décembre 1989, dans des infectes circonstances. Empreint de jalousie, son compagnon la tue à coups de couteau dans son appartement. Le petit Kym, né il y a quelques semaines, perdra ses deux parents lors de la même soirée. Aujourd’hui, ce fait divers serait traité comme féminicide.
En l’occasion de la journée du droits des femmes, le moment est opportun pour parler de ce drame. De cette chanteuse à qui s’ouvrait un magnifique destin. Pour que son nom, rattaché à une seule musique, ne tombe dans l’oubli.
21 semaines dans le Top 50. 600.000 exemplaires vendus. Parmi les chansons en tête des charts de l’année 1987, aux côtés de Boys, boys, boys ou Joe le taxi. Une formalité pour Jean-Jacques Goldman, roi des années 80. Beaucoup moins pour Sirima, chanteuse encore inconnue.
Six mois plus tôt, elle chantait encore dans le métro. Histoire d’exercer sa passion et récolter 2-3 sous. Des bonus bienvenus pour cette jeune fille au pair, originaire du Sri Lanka. Arrivée au Royaume-Uni à l’adolescence, sa passion pour la musique va se décupler. En plus d’essayer chaque instrument qui tombe entre ses mains, elle forme un petit groupe avec ses soeurs.
Gloire à l'art de rue.
Arrivée en France à dix-huit ans, le métro va bien lui rendre. A l’époque, nombreux artistes arrivent à se faire repérer en chantant à travers les stations. En 1986, Philippe Delettrez, saxophoniste, aperçoit la jeune artiste à Châtelet - Les Halles. Une guitare électrique branchée à un vieil ampli, un micro, une voix. Cela sera bien suffisant pour le convaincre, lui laissant sa carte de visite. Pendant ce temps, Goldman cherche une voix féminine pour un duo au sein de son nouvel album. Le destin, des fois…
Ni une ni deux, Sirima et Philippe envoient une cassette à la star. Pour ce dernier, “c’était tout à fait la voix qu’il cherchait”, révèle-t-il lors d’une émission sur RTL en 1991. Convaincu par sa voix et sa personnalité, Goldman décide de l’enregistrer avec elle. Autant dire qu’il aimait les prises de risque.
Ce fameux “Là-bas” fera partie du nouvel album de Jean-Jacques Goldman : Entre gris clair et gris foncé. Titre d’album dont seul Jean-Jacques peut avoir le secret. Un savant mélange entre chansons douces pleines d’espoir, et certaines plus cyniques. Quelles chansons retrouve-t-on dans cet album ? Elle a fait un bébé tout seul ; Puisque tu pars ; C’est ta chance ; Il changeait la vie… De toutes manières, un album de Goldman sans cinq classiques de la variété française n’est pas un album de Goldman.
Plein de chaises vides, contrairement à ses concerts.
Vous le savez sûrement déjà, mais on doit rappeler de quoi parle cette musique. Un duo qui évoque une histoire, celle d’un homme ambitieux, qui souhaite partir de sa terre. Tout un contraste avec sa femme, interprétée par Sirima, personnification de la sûreté et l’enracinement. Un jeu de passe-passe profond et sincère, où personne ne gagne. Mais surtout, un titre sur l’exil et l’immigration. Quelque chose qui faisait écho en Sirima. Sa puissance grandit au fil des secondes, et semble se terminer par une séparation inévitable. Le tout avec la justesse d’une écriture spécifique à Jean-Jacques Goldman.
Fort d’une inspiration tirée de Phil Collins (surtout dans les batteries, Goldman ne s’en cache pas), le tube portera l’album. Deuxième place du Top 50, à une époque où cela comptait vraiment. Telle est la belle histoire de cette jeune femme. Alors qu’elle peut devenir la petite fiancée de la France avec d’autres succès commerciaux, Sirima prend une autre voie. Sa liberté artistique.
Tout va très vite pour Sirima. La naissance de son enfant, Kym. Le succès qui tourbillonne autour d’elle. Les propositions qui se multiplient. Pourtant, elle souhaite y couper court. Non pas en quittant la chanson, mais en restant indépendante. Et c’est ainsi qu’elle reprend son matos, et retourne auprès des rails. Déroutant, mais moins surprenant quand on sait sa peur envers ce système. A quelques jours de l’enregistrement, elle hésitait encore à performer “Là-bas”.
Le problème de Sirima est plutôt de s’engager dans le monde du show-business et d’avoir peur de s’éloigner de la vraie musique. Et elle sait que ça peut entraîner beaucoup de jalousie autour d’elle. Philippe Delettrez “
Mais son envie d’extérioriser va prendre le dessus. Guidée par Philippe Deletrez, Sirima enregistre son premier album en 1989 : A part of me. Vous l’aurez compris, un album très personnel, et surtout en anglais ! Les thématiques ? Son enfance précaire, son nouveau-né et son amour pour la musique. Son perfectionnisme prend le dessus sur sa timidité.
Exemple, lorsqu’on lui met l’Opéra Philarmonique européen à disposition… pour le refuser et choisir celui de Paris. Autant dire qu’on lui amène les grands musiciens de l’époque, comme Manu Katché. Mais aussi Jean-Jacques Goldman, qui performe alors en anglais dans “I Need to Know” !
Les influences et genres musicaux se succèdent. Ballades, pop, funk, instruments orientaux… Sirima montre un large éventail, de Sade à Barbra Streisand. Le tout dans un projet sincère et efficace, qui peut encore s’écouter aujourd’hui. L’album commence à trouver son public, avant d’être retiré des ventes trois semaines plus tard. Pour cause, un drame que l’on n’a abordé qu’en surface…
Avant d’aborder le vif du sujet, lisez ces quelques paroles de la chanson “His Way of Loving Me” :
He doesn't mean it though he does it every time
He hits when he can't find the words
(...)
When the storm has blown over
The bruising's begun
He physically proves to me I'm his "only one"
I'm left wondering - am I wrong
To keep on believing that we belong?
My bones are aching, the tears still flow,
A voice keeps telling me I ought to know
It's just his way of loving me... His way...
Pour tous ceux qui ont du mal avec l’anglais, résumons. Sirima parle (très) clairement d’une personne qui agresse sa moitié, cette dernière se persuadant que c’est normal. Soyons tout aussi clairs : cette personne, c’est Sirima. L’aspect personnel de cet album qui résonne encore aujourd’hui, c’est cet appel à l’aide. Celle d’une relation qui va tourner au drame.
Kahatra Sasorith, musicien laotien et père de son enfant, se trouve être son fardeau. Jaloux de son succès naissant, la relation ne devient que souffrances. Sirima s’occupe seule de son nouveau-né. Elle sera même toute seule durant l’accouchement. Elle entend des remarques blessantes chaque jour. Elle n’a jamais d’argent sur elle. Sa présence aux tournées de Goldman est sporadique, même absente en dehors de Paris. On entend des bruits dans leur appartement. Ses cheveux sont souvent relâchés sur scène, couvrant alors sa peau.
Quand on voit les images de l'époque, ça crève les yeux. On voit qu'elle a compris qu'elle allait mourir. Mais dans son entourage, on n'a pas voulu voir. C'était un sujet tabou dans la société de cette époque. Pascale Thirode, Elle s’appelait Sirima (documentaire)
La nuit du 6 décembre 1989 mettra fin au rêve et au supplice. Sirima organise une tournée pour l’année 1990. Elle se prend à rêver que Claude Nougaro et Charles Aznavour composent pour son prochain album. Mais pour pouvoir s’émanciper, elle va prendre une décision. Se séparer de son mari. Pour elle. Pour son fils. De rage, son mari la poignardera à plusieurs reprises dans le coeur. Comme un symbole. Il purgera neuf ans de prison, avant d’être expulsé du territoire en 1996.
Ce meurtre, ce féminicide aurait pu être évité. Comme tant d’autres. Beaucoup, beaucoup de gens voyaient les signes, mais n’ont jamais osé agir. Cela ne se faisait pas à l’époque. Nous qui vivons des jours où la cause féministe est davantage reconnue, il semble primordial de raconter cette histoire du passé. Celle d’une femme pétrie de talent, dont le destin fût brisé par un mari possessif et médiocre.
Voilà, c’est tout ça, la chanson “Là-bas”. Oui, Jean-Jacques Goldman a écrit des dizaines de titres profonds et qui ont marqué le peuple français. Mais en plus d’un titre engagé, il a mis en lumière une étoile filante, partie de manière tragique. Une femme, une mère, comme il en existe des centaines de milliers, à bout de souffle. Et c’est à elles que ces quelques mots rendent hommage en ce 8 mars.
Certains fidèles se sont peut-être demandé pourquoi il n’y avait pas la rubrique où l’on vous suggère d’autres chansons. Tout simplement car cette newsletter en cache une autre. Dans la semaine, le destin d’une autre artiste française sera épluché ici, mis en opposition avec la société française d’aujourd’hui. On n’avait jamais parlé de femmes dans cette newsletter auparavant, autant faire coup double !
Serait-ce là un indice beaucoup trop simple pour la prochaine newsletter ? Peut-être...
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