Touche-à-tout du rock indépendant, Father John Misty n'a jamais été lié au rap. Du moins, de sa pleine volonté. Pourtant, une bien étrange coïncidence va le lier avec l'icône Kendrick Lamar. Retour sur une anecdote aussi cruelle et ironique que peut être le personnage.
Amis du soir, bonsoir,
2024 vient de se terminer, et on peut dire que ce fut une année riche pour la musique. Chappell Roan et Charli XCX se sont imposées en stars de la pop internationale. Linkin Park, sept ans après le décès tragique de Chester Bennington, s’est reformé dans une toute nouvelle configuration. Les Jeux Olympiques de Paris ont pu aussi briller dans ce registre, grâce à Gojira, Aya Nakamura et surtout Victor Le Masne. Même l’Eurovision a pu briller, pour des raisons aussi bien musicales que dans les coulisses…
Autre évènement qui a bouleversé ces 365 jours : le clash entre Kendrick Lamar et Drake. Rivalité née après le morceau “Like That” et cette phrase de K.Dot résonnant encore aujourd’hui : “Fuck the Big Three, it’s just Big Me”, les semaines suivantes deviennent plus spectaculaires. S’enchaînent morceaux, réponses, accusations de fils caché et pédophilie, Drake capable de répondre à dix rappeurs en même temps… Le tout dans des morceaux qui bouleversent et font encore danser l’Amérique. Beaucoup se souviennent d’où ils étaient, la première fois qu’ils ont écouté “Not Like Us”, par exemple.
Là n’est pas le sujet, du moins pour aujourd’hui. On va bien évoquer une relation entre Kendrick Lamar et un autre musicien, mais pas celle-ci. Relation cruelle et teintée d’ironie, à l’image de son relatif. Father John Misty reste très éloigné de la scène rap, étant même un artiste de rock indépendant. Mais le sort en a voulu autrement, dans une série de coïncidences vieilles de douze ans. Retour sur la malédiction la plus amusante du monde de la musique !
2025 commence, on ne va pas parler de morts pour une fois. Mais les autres traditions restent, à l’image de la playlist 👇
Si vous ne connaissez pas Father John Misty, c’est presque normal. Non pas que sa musique mérite l’ignorance, mais car ce personnage et son art peine à dépasser la frontière américaine. On parle bien de personnage ici, à l’image d’Emile Ajar pour Romain Gary ou Slim Shady pour Eminem. Father John Misty reste un alias, créé par Josh Tillman. Chanteur, batteur, guitariste… Il en devient presque agaçant par ses facilités pour la musique. S’il s’est déjà produit par le passé sous son vrai nom, c’est avec ce dédoublement de personnalité qu’il passe un cap.
✝️ En 2012, frustré du virage que prenait sa musique, le natif du Maryland change d’identité. Exit Josh Tillman, voilà Father John Misty. Originaire d’une famille évangélique très stricte, le petit Joshua aurait même pu rentrer dans les ordres ! D’où la dimension religieuse qu’il souhaite apporter à sa musique. Misty, en anglais, signifie brumeux. Et il est vrai que cela résume sa nouvelle direction artistique. Un mélange entre une douce voix, un sens de l’humour tordu et une ambiance mystérieuse. Preuve avec son premier album, Fear Fun.
On vous surprend si on vous dit que l'album contient une vibe psychédélique ?
L’album va trouver son public et connaître un succès critique. Succès maintenu le 9 février 2015, avec la sortie de I Love You, Honeybear. Mélange de rock, folk ou même d’électro, notre Père ouvre les portes de sa vie personnelle. Dans un album pour le moins conceptuel, John Misty évoque ses comportements regrettables, mais surtout sa relation avec sa femme. Le tout en gardant son ton acide, avec des ballades telles que “Bored in the U.S.A.”. Tout est dans le titre. Dix ans plus tard, on considère cet album comme le meilleur qu’il ait pu sortir.
Un mois plus tard, le 15 mars, Kendrick Lamar va sortir To Pimp a Butterfly. Avec des sonorités jazz et funk, le rappeur de Compton va évoquer, entre autres, le racisme systémique en Amérique et l’histoire de sa culture afro-américaine. Dix ans plus tard, nombreux sont ceux qui le considèrent comme le meilleur album de l’histoire du rap. Rien que ça. A ce moment, personne ne fait de lien avec Father John Misty. Mais plus pour longtemps.
🗽 7 avril 2017, Pure Comedy, troisième album de notre homme d’église, dans un contexte assez sombre. John Misty avoue souffrir de dépression, et prendre quotidiennement du LSD. Un mal qui se retranscrit dans cet album, qui cette fois évoque la société et la technologie. Un univers dystopique aux mélodies douces s’ouvre à nos oreilles. On a même droit à une ballade de treize minutes, Leaving L.A., pleine de mélancolie. Mais les morceaux de treize minutes, quand ce n’est pas Pink Floyd… Malgré quelques fulgurances, le projet devient plus clivant, quitte à laisser sur sa faim. L’ironie maîtrisée, c’est beaucoup mieux.
Pendant ce temps, Kendrick effectue le chemin inverse. De la société américaine, le rappeur va effectuer un basculement radical vers les troubles de l’âme. C’est avec cette thématique et un artiste au sommet de sa popularité que sort DAMN, le 14 avril 2017. Si vous êtes futés, vous avez déjà compris la teneur de la malédiction. Porté par des singles comme DNA, HUMBLE ou même un feat avec U2 (XXX), l’album devient un classique pour bien des adolescents. Votre serviteur inclus.
C'est bon Kendrick, on avait compris que t'étais en feu.
Durant ces périodes difficiles, John Misty va se cloître pendant deux mois dans une chambre d’hôtel. En six semaines, seront écrits les textes de son nouvel album, God’s Favorite Customer (sorti le 1er juin 2018). D’origine très vitriolé, notre père va révéler ses fêlures dans cette dizaine de ballades, entre solitude et fragilité. Un virage qui va toucher et convaincre l’intégralité de son public, sans contestation possible. Quelques mois plus tôt, la bande originale de Black Panther sort, dont le producteur se trouve être un certain Kendrick Lamar. Le feat “All the Stars” avec SZA devient l’un des tubes de l’année aux Etats-Unis. Pas sûrs qu’ils connaissent Vegedream.
8 avril 2022. Les concerts et le COVID font leur oeuvre. John Misty peut alors prendre du temps pour lui. Au point de ne rien sortir, ses rares signes de vie se résumant à un album live à Hambourg. Durant ces quatre années, le musicien américain va encore sortir de sa zone de confort. Là où il composait sur un genre musical qu’il maîtrisait, on passe à une variation morceau par morceau. Là où il racontait les difficultés de sa vie personnelle, on a droit à des histoires de femmes fictives. C’est ce qui fait Chloë and the Next 20th Century.
🎷Quand John Misty évoque le siècle précédent, il n’y va pas de main morte. De la musique orchestrale, de la country (Goodbye Mr. Blue), et même de la bossa-nova (Olvidado (Otro Momento)) ! Et si vous pensez à un gloubi-boulga musical, vous sous-estimez le personnage. Car on retrouve toujours la plume pleine d’ironie et de cynisme qui a fait son identité. Exemple avec “We Could Be Strangers”, morceau aux influences jazz, où il arrive trouver de la beauté dans un couple mourant d’un accident de la route. Polarisant, vous avez dit ?
Toutes ces coïncidences, il a du trouver ça barbant.
Et le mois suivant, devinez qui sort un album après quatre ans d’absence ? Kendrick Lamar, avec Mr. Morale and The Big Steppers. Album touche-à-tout, centré autour de sa thérapie, le projet va obtenir des détracteurs. Car sortir des sentiers battus est une chose, mais délaisser son identité première en est une autre. Kendrick, pour résumer grossièrement, est le rappeur de renommée mondiale qui plaît à tous. Aussi bien aux gens de banlieues qu’aux critiques de Télérama. Cet album plaît davantage à la deuxième catégorie.
🚘 2024 a stoppé ce processus d’embourgeoisement. Déjà pour le beef avec Drake évoqué en introduction. Mais aussi car, dans la nuit du 22 novembre 2024, voilà qu’un album surprise débarque. GNX revient aux bases, pour le plaisir de tous tant il suinte la Californie, la West Coast et la G-Funk (gangsta funk). De quoi reprendre sa place au sommet de la chaîne alimentaire. Vous ne devinerez JAMAIS qui d’autre sortait un album cette nuit-là.
”Non mais tout va bien, c’est juste arrivé en 2012, 2015, 2017 et 2022.” Y avait plus que le cynisme de disponible comme réponse.
Oui, c’est bien arrivé. C’est donc la cinquième fois qu’une sortie d’album de Father John Misty se fait saborder par Kendrick Lamar. Une coïncidence dont le principal intéressé avait l’air au courant au vu de sa réponse. Twitter devient hilare et plein de compassion envers le musicien. Certains remixent les musiques des deux artistes pour en faire un album commun. Certains découvrent avec plaisir la musique du crooner grâce à cette affaire.
Cerise sur le gâteau de cette histoire rocambolesque, Richard Bailey écrira un tweet au sujet de cette coïncidence. Une anecdote qui rajoute une dimension quelque peu mythique :
Le plus drôle, c’est que nous avons travaillé plus d’une fois dans le même studio. Kendrick faisait des sessions live à United A (studio mythique de Los Angeles, ou a travaillé Frank Sinatra et Ray Charles) pendant que nous enregistrions Pure Comedy en 2016. Des morceaux de certains de ces disques ont donc été réalises en même temps, à quelques mètres des uns des autres.
Richard Bailey, 22 novembre 2024 (X)
☯️ Le phénomène finit par donner un coup de projecteur à Mahashmashana, sixième album de Father John Misty. Tiré du sanskrit pour définir une fosse commune crématoire, le nom a été aussi choisi car il rendait bien. Qui d’autre que lui pour faire ça ? Dans cet opus de cinquante minutes, on y retrouve un artiste plus désenchanté que jamais, face à des thèmes comme la mort ou la société. Avec une écriture et des arrangements qu’il a fait sien, l’artiste du Maryland demeure cryptique et meurtri. Tout en apportant de la modernité sur la manière de le raconter. Peut-être pour la dernière fois sous ce personnage, tant il a ressenti que “cet album lui donnait une sensation de fin”.
2025, les traditions restent de mise. Tout de suite, cinq musiques qui font le génie de Father John Misty et Kendrick Lamar. Sans oublier la playlist que vous pouvez retrouver plus haut 👆
Emma, muse de l’artiste dans I Love You, Honeybear, se trouve au centre de la chanson. Ce single raconte à sa manière, la première nuit qu’il a pu passer avec ce qui deviendra son épouse. Les mots justes et l’impact des trompettes de mariachis offrent une dimension touchante. Une magnifique chanson d’amour.
“This is King Kendrick Lamar”. Tout est dit. L’une des meilleures outro de l’histoire. Pour dérouler des évènements de sa vie de manière à montrer qu’il s’est détourné d’une vie de crime, comment montres-tu que tu as réussi dans la vie ? En invitant Dr. Dre, maître de l’industrie issu de la même ville, à poser sur ton morceau. On a connu pire comme passage de flambeau.
Déportons-nous un instant des albums, pour une excentricité, dont seul Father John Misty a le secret. Pour un late show aux Etats-Unis, on le challenge d’écrire une berceuse. Pas la meilleure idée du monde, puisqu’il va répondre avec tout son cynisme. D’une voix à la Bing Crosby, voilà qu’il raconte la vie d’un gamin qui collecte des oiseaux morts. Fallait pas le chercher.
Issu de To Pimp a Butterfly, voilà un morceau qui forcément, traite de l’héritage afro-américain. Pourtant, il dénote par sa structure ou sa composition. Plus boombap que jazz, plus agressif que le reste et il y a de quoi. En plus de tacler le racisme systémique, il se met à traiter “d’hypocrites” nombreuses personnes qui lui ont reproché ses propos. Qu’ils soient sur la société, ou sur l’affaire Trayvon Martin. Pour ne pas tomber dans l'analyse de texte, évoquons plutôt le refrain puissant d’Assassin. Artiste jamaïcain, qu’on a déjà vu sévir sur l’album Yeezus de Kanye West. Mais aussi la manière de rapper de Kendrick, si peu habituelle, à sortir du beat et de quelconque mélodie. Un de ses classiques.
Allez, si Father John Misty a peur que son album ne fasse pas parler, faisons-le. Pour ce faire, voici Screamland, une de ses plus belles productions. D’une ballade froide et catastrophée, on arrive subitement à une guitare et une voix qui offre une lumière d’espoir. Sa vision du monde n’aura jamais été aussi bien dépeinte que par ce morceau. Grandiose.
Bon, pour une fois, Mélo-die ne titre pas “retour chez les vivants”. Pour la bonne raison que personne ne meurt dans cette épisode. Vous qui voulez du sang et de la putréfaction, vous êtes déçus, forcément. Qu’à cela ne tienne, le prochain chapitre (déjà en cours d’écriture) devrait vous satisfaire ! On va retourner dans les années 90, et on va enfin parler d’une femme !
Si vous avez des propositions d’artistes maudits ou d’histoires en lien avec la musique et la mort, ainsi que des remarques sur mon travail, n’hésitez pas à me le faire savoir ! Aussi bien qu’en commentaires, que par le contact suivant : mathieuplasse@yahoo.com.
D’ici-là, portez-vous bien, et gardez vos esprits actifs. Et vos oreilles.